
Ils avaient raison de calculer de noter d’anticiper ils avaient raison – les changements climatiques les ondes froides les ondes chaudes le déplacement des nuages les mondes microscopiques, ils avaient raison terrés dans leur appartement dans leur exclusion de remplir des carnets par centaines de rassembler les preuves de comparer jour après jour heure après heure ils avaient raison les fous dans leur silence et leur immobilité les incognitos derrière leur porte toujours close les célébrés après leur mort comme singuliers originaux et dérangés ils avaient raison les dérangés de tenter les classifications de tenir les registres les interprétations d’amasser les calculs les boussoles les cadrans les compteurs ils avaient raison d’écouter au-delà des murs les rumeurs les voix les apparitions et peut-être que demain nous les écouterons et aujourd’hui nous les écoutons
Nous ouvrons les portes
Les yeux
Nous frappons discrètement chez eux et discrètement ils nous ouvrent, ils acceptent de nous ouvrir
Nous croisons leur regard pour la première fois nous les regardons nous obtenons le droit de passer le seuil et de nous pencher sur leurs travaux
Leurs minutieux travaux les travaux d’une vie, les livres infinis des vies intérieures, les encyclopédies des états exceptionnels les recherches d’énergie et d’instabilité griffonnées sur les horaires de trains de bus de tramways, chiffrés avec les départs les arrivées les interstices les failles
Pour sauver le monde jamais ils n’ont hésité à prendre tous les risques dans leur esprit leur corps leur vie sans cesse sur l’arête des sensations
En silence sinon enfermés camisolés médicamentés
Par des pensées savantes et spontanées, élaborées et souvent parallèles frôlant les murs ne nous regardant jamais puisque nous, aveugles et sourds, et méprisants la bouche pleine d’insultes fou dégénéré malade psychotique dingue crasseux étrange marginal
Maintenant que nous avons été enfermés
Maintenant que nous avons approché la véritable solitude
Maintenant que nous avons dû affronter l’invisible
Maintenant que nous nous sommes rapprochés
Nous découvrons leurs pages couvertes de plaidoyers de prières de recettes de formules délicatement calligraphiés ou noircis à la hâte, ces milliers de pages orphelines ou découpées en lamelles et agrafées bord en bord formant rouleau ou piles de fragments liés par des ficelles de couleur et de matière diverses, des 200 pages des 15 000 pages des accumulations de dates de détails de recherches de découpages de croquis
Ces mètres de matériaux ornementés déployés comme un lasso nous étreignant dans leur affolante syntaxe, orthographe, alphabet et sens cachés, des labyrinthes graphiques des torsions sémantiques et scripturales
Des inventaires des inventions des appréciations des descriptions des médiations des lexiques des images des dessins des collages des broderies des créations
De l’étude de ces existences décousues recousues dans l’écart et l’exil nous rapprochons les réalités
Enfin
Nous abordons
L’autre monde
Perrine Le Querrec – avril 2020