Version Française
Le monde d’après
Journal de confinement
Solidarité et lenteur
pour la survie
Iman Humaydan
Paris, Avril 2020
Y a-t-il un lieu pour construire l’avenir dans ce chaos universel? Un lieu pour qu’un rayon transperce la fêlure du mur?
J’ai passé le plus clair de ma vie à imaginer demain. À attendre demain, à raconter des histoires pour passer le temps, à écrire le passé pour accueillir l’avenir. Je pense à hier pour imaginer demain.
Au début du confinement, mes souvenirs m’ont ramenée aux années de guerre dans mon pays, le Liban, à la peur que j’ai vécue, à la violence que j’ai vue, à la mort des êtres chers, à l’isolement et à l’abri. Pourtant maintenant, c’est une experience nouvelle que je vis: l’ennemi est invisible, il n’y a pas de tirs d’obus, pas de bombardements, pas d’assassinats, ni d’objets piégés. Ce que nous traversons nous invite tous à penser et à repenser à ce que nous avons fait. À ce que nous avons fait de la nature, de nous-mêmes, de notre sens commun, de notre mode de vie, et de la vie même.
Aujourd’hui, j’ai filmé une courte vidéo d’un petit oiseau perché sur un banc à mon balcon. J’ai aimé ces moments, ces moments qui ont glissé doucement au milieu d’un Paris silencieux; un silence que je n’avais jamais connu auparavant. C’était une petite vidéo lente invoquant des questions enfouies au plus profond de moi. Des moments similaires à une longue lecture de l’Odyssée d’Homère. Des moments où j’ai retrouvé un rythme de vie presqu’oublié. Une mémoire très ancienne s’est réveillée en moi et a repris vie peu à peu. La mémoire de la lenteur. La lenteur de l’existence même, où rien ne m’attendait au dehors.
J’avais besoin de cette quarantaine pour méditer sur mon monde, renouveler ma croyance dans la solidarité, et dans la réalité de mon existence, qui n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de l’histoire de l’humanité. Ma vie est liée, de maintes façons, à celle des autres. Et ce lien n’est pas seulement horizontal, mais aussi vertical. Elle est liée dans le temps et dans l’espace. Sans ce lien, je n’ai aucun espoir de survie. Hier me parle de demain, et cette attente de demain constitue ma mémoire. Le “monde d’après” est lié à ce que j’ai vécu avant; à ce que ma mémoire porte en elle. Il est lié à la vie que j’ai vécue, à la musique que j’ai entendue, aux films que j’ai vus, à ceux avec qui j’ai partagé des idées, des sentiments, des souvenirs et des moments, à ceux que j’ai aimés, avec qui je me suis entendue, ou de qui je me suis séparée. Il est lié à ceux qui ont quitté ce monde pour toujours, et dont la présence reste si singulière en moi. Il est lié à ce que mon corps a absorbé durant les guerres civiles: la peur, la violence, la résilience, la survie, l’amour incessant de la vie.
J’ai vécu la plupart de ma vie en situation de guerre, ou dans un état de “ni guerre ni paix”, à attendre ce que demain apporterait pour qu’enfin, nous puissions avancer dans nos vies. Mes années au Liban ont été des années d’attente. Ma vie, comme celle des autres, était suspendue.
Quand j’ai entendu le Président dire que la France est en guerre contre la pandémie, j’ai tout d’abord trouvé cela censé de comparer ce qui se passe avec la guerre. Ce soir-là, j’ai écrit que ce que je voyais/vivais est une nouvelle face/phase de la vie suspendue. C’est le soulèvement de la terre contre nous, contre nos modes de vie. C’est le mécanisme d’auto-défense de notre terre, une situation qui nous pousse à penser au « monde d’après », et à repenser aux sens de notre présence ici. Cela nous incite aussi à nous interroger sur les conditions de notre survie à l’avenir.
Envisager “le monde d’après”, c’est réfléchir à des moyens de survivre, et survivre est profondément lié au passé.
De multiples miroirs reflétent différents moments les uns dans les autres, en interaction, et en interdépendance.
Mon lien avec cette vie suspendue dont j’ai parlé se manifeste dans le présent par des tentatives constantes d’établir un accord de paix avec les souvenirs violents d’un passé douloureux.
J’ai écrit dans mon journal de Corona: “Nous ne sommes pas seulement des écrivains. Nous sommes des survivants.”
J’ai survécu à la guerre dans mon pays par l’écriture. Mon premier roman, Ville à Vif (Verticales, 2003) était un cri de survie. J’ai voulu montrer de manière éclatante comment les femmes survivent grâce à leur solidarité pendant les guerres. Solidarité a été un mot-clé pour survivre, et la réponse des femmes à la violence, aux guerres, à l’isolement, au chaos et à la haine. J’ai écrit sur des femmes qui ont continué de rêver et sont restées ensemble aussi longtemps qu’elles le pouvaient. C’est écrire “solidarité” au milieu de la souffrance, émettre un rayon de lumière au milieu du chaos. C’est représenter des personnages qui ne sont jamais totalement “à l’intérieur” ni “à l’extérieur” du terrain de guerre. Ils se tiennent quelque part “entre-deux”, à une distance critique vis-à-vis de ce qui a lieu là-bas dans la rue. Comme s’ils vivaient dans un monde parallèle à ce qui se passe au dehors. Mais cet “entre-deux” implique encore davantage. C’est une façon d’être qui a marqué les existences de beaucoup. Une vie d’incertitude permanente et de lendemains hypothétiques. “L’entre-deux”a été une stratégie de survie que j’ai donnée à mes personnages de femmes en temps de guerre et de chaos. Cette stratégie de survie est devenue une technique d’écriture, et le lieu à partir duquel la transmission est possible pour moi.
Avec tout ce qui se passe en ce moment, nous nous posons des questions sur ce qui va advenir après. Ce qui s’est passé, ou est en train de se passer, dans le monde entier, a dépassé notre capacité d’anticipation. Dans “le monde d’après” j’écrirai sans doute les histoires du “monde d’avant”. En faisant cela, j’inventerai et réinventerai des stratégies de survie. Ce sera un processus de réincarnation, où le chaos servira de laboratoire à souvenirs, et où la mémoire collective dépassera le cadre institutionnel. Je serai, comme toujours, condamnée à l’espoir, et la VIE, en lettres capitales, restera mon unique boussole.
Traduction de l’anglais par Ghosn Nada.
English Version
The World After
Diaries of Confinement
Solidarity and Slowness
for Survival
By Iman Humaydan
Paris, April 2020
Is there a place for constructing a future within this universal chaos? A place for a ray into the crack of the wall?
I have been living most of my life imagining tomorrow. Waiting for tomorrow, telling stories for time to pass, writing the past to welcome the future. I reflect upon yesterday to imagine tomorrow.
At the beginning of confinement, my memories took me back to years of war in my country Lebanon, to the fear I lived, violence I witnessed, to the death of the beloved, to isolation and shelter. But here, it is a new experience, where the enemy is invisible, with no shelling, no bombardment, no assassinations, and no booby traps. What we are passing through urges us all, to think and rethink what we did before. What we did to nature, to ourselves, to our common sense, to our mode of living, and to life itself.
Today, I made a short video capturing a little bird on my balcony bench. I enjoyed these moments; moments that went slowly in the mid of a silent Paris; a silence I never experienced before. It was a slow short video that invoked deep questions in me. Moments similar to a slow reading of Homer’s Odyssey. Moment of retrieving a pace of life that I almost forgot. A very old memory woke up in me and came back to life. Memory of slowness. Slowness of living itself, where nothing was waiting for me outside.
I needed this isolation to reflect upon my world, and to
renew my belief in solidarity and in the truth of my life as a
little drop in the life of humanity. My life is connected, in
many ways, to the lives of others. Connection is not only
horizontal but also vertical. Connected
in time and in space. Without this connection I cannot hope
for any survival. Yesterday tells about tomorrow and the
awaited tomorrow is my memory. The ‘world after’ is
connected to what I witnessed before; to what my memory
carries. It is connected to the life I lived, to the music I heard,
to the films I saw, to those with whom I shared ideas,
feelings, moments and memories, to those I loved, got along
together, or separated. It is connected to those who left this
world forever, yet their presence so remarkable in me. It is
connected to what my body absorbed during the civil wars:
Fear, violence, resilience, survival and nonstop love for life.
I lived most of my life either in wartimes or in a state of no
war no peace, or in a state of waiting what tomorrow will
bring, so we can move our life forward. My years in Lebanon
were years of waiting. My life, as lives of others, was a
postponed life.
When I first heard the French president saying that France is
in state of war against the pandemic, I found it very
reasonable to compare what is going on with war. That
evening, I wrote that what I am witnessing/living is a new
face/phase of postponed life. It is the uprising of earth
against us, against our modes of living. It is our earth’s self-
defense mechanism, a state that urges us to think of « le
monde d’apres », and to rethink the meanings of our presence
on this earth. It is the question of how we can survive later.
Thinking of « le monde d’apres » is reflecting upon ways of
surviving, and surviving is deeply connected to the past.
Multiple mirrors of different times that inter reflect, interact
and interdepend.
My connection to that postponed life I talked about is
expressed by present continuous attempts of settling a peace
agreement with violent memories of a painful past.
I wrote in my Corona diary: ‘’We are not only writers. We are
survivors.’’
I survived the war in my country by writing. My first novel,
Ville à Vif (Verticales, 2003) was my surviving scream. I
wanted to show vividly how women during wars survived
through their solidarity. Solidarity was a key word for
surviving, and women’s answer against violence and wars,
against isolation, chaos and hate. I wrote about women who
kept on dreaming and on staying together as long as they
could. It is writing solidarity amidst pain, ray of light amidst
chaos. It is about presenting characters who are neither
totally “in” nor totally “out” of the war scene. They are “in-
between, staying on a ground critical of what is going on out
there in the street. As if they are living somewhere parallel to
what is happening outside. However, “in-betweenness” is
more than that. It is a state of being that marked the lives of
many. Life of the continuous incertitude, the presumable
tomorrow. “Inbetweenness” was a strategy of survival that I
gave to my female characters during times of war and times
of chaos. This survival strategy became a writing technique
and a place from which transmission can be possible for me.
And now with what is going on, we are asking questions
about what will come next? What happened, and have been
happening, in the whole world, were beyond our capacity to
foresee. In the « le monde d’apres » I will, without doubt,
write stories of « le monde d’avant ». By doing so I invent and
reinvent strategies of survival. It will be a process of
reincarnation where chaos will be a memory laboratory, and
where a collective memory goes beyond institutionalized
framing. I will be , as always, condemned to hope, where
LIFE, with capital letters, stays my sole compass.